Politique

Le printemps des peuples

La Croix 4/6/1968

 

Le fleuve paraît rentrer dans son lit. Beaucoup en éprouvent un soulagement. Nous avons, en effet, évité jusqu'à présent la guerre civile. Mais le spectre est-il exorcisé ?

Il ne le sera certainement pas si, sans entendre l'avertissement, nous nous abandonnons à la seule satisfaction de voir les pompes à essence se remplir avant les vacances. Bien plus, pour apaiser une révolution dont on n'a pas toujours perçu le sens, même une meilleure justice sociale, même une part accrue des travailleurs dans la gestion ne suffiront pas. Il faut, en outre, répondre à l'appel clamé par toute une jeunesse, celle des piquets de grève devant les usines, celle de la Sorbonne, celle aussi des mouvements d'extrême-droite, malgré leur inconséquence de chercher l'avenir dans le passé. Or, pour cette jeunesse, le chef de l’État, aujourd'hui comme depuis dix ans, n'a pas trouvé un seul mot.

Ce silence inquiète. Qu'il ne s'imagine pas, le chef de l’État, qu'on ne s'imagine pas au gouvernement et dans l'opinion, contenter les jeunes avec une réorganisation scolaire de l'Université. Dans l'emportement, parfois dans le désarroi, mais toujours dans le lyrisme, ils viennent de vivre un « printemps des peuples ». Ce serait grave si cet idéal mourait. Pire encore s'ils éprouvaient le sentiment d'être vaincus et rivés à leurs bancs d'amphis. Trop laborieux depuis quelques années, enchaînés au travail par les changements de programmes et la disette des débouchés, ils viennent (malgré la violence) de réapprendre la joie et l'enthousiasme. Le fleuve qui a noyé ses rives en a charrié des flots. Ils ne s'en passeront plus.

Les programmes politiques ternis qu'on va ressortir en vue de la nécessaire et bienfaisante compagne électorale n'apaiseront pas leur faim. C'est d'une construction qu'il faut leur donner l'occasion et les moyens, et d'une construction à l'échelle de notre temps. Si on avait maintenu l'effort européen tel qu'il s'exaltait à son orée, et non pas cantonné au niveau du lait, de la pomme de terre et du charbon, la jeunesse eût trouvé réponse à son aspiration. Est-il trop tard ? Reste aussi la coopération, mais non dans la misère bureaucratique de la rue Monsieur : une vraie coopération (changeons même le nom) qui bâtisse la communauté des peuples en contribuant concrètement, avec les mains, dans la fraternité de camps et de mouvements, au relèvement du tiers-monde. Sur le plan national, n'en déplaise aux centrales syndicales trop manœuvrières, il faut favoriser la rencontre des jeunesses de toute tendance et proposer des objectifs pratiques dans l'entreprise exaltante de construire la cité, de bâtir le monde.

Sinon, ce printemps des peuples se flétrira comme celui de 1848, ouvrant la porte au fascisme unique de formations contradictoires.